Nations Unies

CAT/C/JOR/CO/2

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

25 mai 2010

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Quarante-quatrième session Genève, 26 avril-14 mai 2010

               Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 19 de la Convention

                   Observations finales du Comité contre la torture

               Jordanie

1.          Le Comité contre la torture a examiné le deuxième rapport périodique de la Jordanie (CAT/C/JOR/2) à ses 932e et 934e séances (CAT/C/SR.932 et 934), tenues les 29 et 30 avril 2010, et a adopté, à ses 947e et 948e séances (CAT/C/SR.947 et 948), les observations finales ci-après:

           A.     Introduction

2.          Le Comité se félicite de la présentation du deuxième rapport périodique de la Jordanie qui, tout en étant généralement conforme aux directives du Comité pour l’établissement des rapports, ne contient pas suffisamment de données statistiques et pratiques sur l’application des dispositions de la Convention et de la législation interne relative à la question. Le Comité regrette que le rapport ait été présenté avec treize années de retard, ce qui l’a empêché de procéder à une analyse régulière de l’application de la Convention par l’État partie.

3.          Le Comité note avec satisfaction les réponses écrites très étoffées à sa liste de points à traiter (CAT/C/JOR/Q/2/Add.1) qui lui ont permis d’obtenir d’importants renseignements complémentaires, notamment sur l’éventail des institutions jordaniennes qui ont participé à l’élaboration du rapport. Le Comité se félicite en outre du dialogue avec la délégation de l’État partie et des renseignements supplémentaires qu’elle a fournis oralement. Il regrette cependant l’absence dans la délégation de représentants de la Direction des renseignements généraux, qui a, elle aussi, participé à l’élaboration du rapport.

           B.     Aspects positifs

4.          Le Comité note avec satisfaction que, depuis l’examen de son rapport initial, l’État partie a ratifié les instruments internationaux suivants ou y a adhéré:

a)          Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, en mai 2009, et Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, en juin 2009;

b)         Convention relative aux droits des personnes handicapées, en mars 2008;

c)          Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, en mai 2007;

d)         Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, en décembre 2006; et

e)          Statut de Rome de la Cour pénale internationale, en avril 2002.

5.          Le Comité note les efforts que consacre l’État partie à la réforme de sa législation, de ses politiques et de ses procédures en vue d’assurer une meilleure protection des droits de l’homme, notamment du droit de ne pas être soumis à la torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en particulier:

a)          La création, en 2003, du Centre national des droits de l’homme en tant qu’institution nationale indépendante des droits de l’homme;

b)         La création, en 2008, du Bureau de l’Ombudsman en tant qu’organe indépendant habilité à recevoir les plaintes depuis le 1er février 2009;

c)          L’adoption par le Gouvernement jordanien, en 2007, du plan global pour le développement et la modernisation des établissements pénitentiaires et des centres de réadaptation ainsi que la fermeture du centre de redressement et de réinsertion d’Al-Jafr en décembre 2006;

d)         L’appui du Gouvernement à l’exécution du projet Karama, en coopération avec la société civile, dont les principaux objectifs sont l’élimination de la torture et des mauvais traitements et leur criminalisation, l’adoption de mesures pour enquêter sur de tels actes et poursuivre et punir leurs auteurs conformément aux obligations juridiques internationales de la Jordanie en la matière; et

e)          La mise en place d’un centre des services intégrés et de la justice familiale au refuge pour femmes Dar Al-Wifaq.

6.          Le Comité note avec satisfaction l’information fournie par la délégation selon laquelle la peine de mort n’est plus appliquée dans l’État partie depuis mars 2006.

           C.     Principaux sujets de préoccupation et recommandations

                         Incorporation de la Convention dans la législation interne

7.          Le Comité note avec satisfaction que la Convention a été publiée au Journal officiel en 2006, en sorte que ces dispositions font désormais partie intégrante de la législation interne et peuvent être appliquées par les tribunaux nationaux. Se référant toutefois à ses précédentes observations finales (A/50/44, par. 165), le Comité regrette que bien que l’État partie y soit partie depuis 1991 la Convention n’a, aux dires des représentants de l’État partie, pris effet dans l’ordre juridique interne, qu’à sa publication (art. 2 et 10).

Pour faire en sorte que la Convention soit effectivement incorporée dans la législation interne et prévenir les comportements qui vont à son encontre, l’État partie devrait dispenser une formation complète aux autorités publiques, aux fonctionnaires chargés d’appliquer la loi et autres fonctionnaires concernés et aux membres du corps judiciaire pour qu’ils soient pleinement conscients des dispositions de la Convention.

Considérations générales concernant l’application

8.          Le Comité regrette que, bien qu’ayant demandé des statistiques dans la liste des points à traiter et pendant le dialogue avec l’État partie, aucune donnée de ce type ne lui a été fournie. L’absence de données détaillées ou ventilées sur les plaintes, les enquêtes, les poursuites et les condamnations dans les affaires de torture et de mauvais traitement imputés à des agents de la force publique, de la sûreté, à des membres des services du renseignement et au personnel des prisons ainsi que sur l’internement administratif, la traite, les mauvais traitements subis par les travailleurs migrants et la violence au foyer et sexuelle entrave considérablement les efforts pour mettre en lumière de nombreuses violations auxquelles il est nécessaire de porter attention (art. 2, 12, 13 et 19).

L’État partie devrait recueillir des données statistiques utiles pour le suivi de l’application de la Convention au niveau national, ventilées par sexe, âge et nationalité, des informations sur les plaintes, les enquêtes, les poursuites et les condamnations dans les affaires de torture et de mauvais traitement, ainsi que sur l’internement administratif, la traite, les mauvais traitements subis par les travailleurs migrants et la violence au foyer et sexuelle et sur l’issue des plaintes et des affaires en question. L’État partie devrait communiquer sans délai au Comité les informations détaillées susmentionnées, notamment le nombre des plaintes pour torture qui ont été présentées depuis 1995, date de l’examen du précédent rapport de l’État partie.

                         Définition et criminalisation de la torture

9.          Tout en notant qu’une définition de la torture a été incorporée à l’article 208 du Code pénal, le Comité regrette que le chapitre 2 de la Constitution jordanienne, qui énonce les droits et les devoirs des Jordaniens, ne contienne aucune interdiction explicite de la torture et d’autres formes de peines ou de mauvais traitements. Il note avec préoccupation que l’article 208 fait référence à «tout type de torture inadmissible en vertu de la loi», ce qui donne à penser qu’il existe des formes ou des cas de torture qui sont permis. Le Comité note également avec préoccupation que la torture n’est pas traitée comme un crime grave mais plutôt comme un délit et qu’elle n’est pas passible de peines à la mesure de sa gravité (celles qui sont actuellement prévues variant entre six mois et trois ans d’emprisonnement). Il regrette l’absence dans le Code pénal d’une disposition rendant imprescriptible le crime de torture et craint que les délais de prescription applicables aux dispositions du Code pénal soient un obstacle aux efforts pour enquêter sur ce crime grave, en poursuivre leurs auteurs et les punir (art. 1 et 4).

L’État partie devrait incorporer l’interdiction de la torture dans sa Constitution pour bien montrer qu’il est dûment reconnu que la torture constitue un crime et une violation des droits de l’homme extrêmement grave et combattre l’impunité. Le Comité estime qu’en qualifiant et en définissant le crime de torture en tant qu’infraction distincte des autres conformément aux articles 1er et 4 de la Convention, les États parties progresseront directement vers la réalisation de l’objectif général consistant à prévenir la torture, entre autres en alertant chacun, y compris les auteurs, les victimes et le public à l’extrême gravité de cette infraction et en améliorant l’effet dissuasif de l’interdiction elle-même. L’État partie devrait faire en sorte que les auteurs d’actes de torture soient poursuivis et condamnés à des peines à la mesure de la gravité de ces actes comme le requiert l’article 4 de la Convention. À cet effet, l’État partie devrait, selon qu’il convient, modifier le Code pénal pour alourdir les peines applicables.

L’État partie devrait revoir ses règles et dispositions relatives à la prescription pour les rendre pleinement conformes aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention, de façon que ceux qui se rendent coupables d’actes de torture, tentent de commettre de tels actes, sont complices dans leur commission ou y participent puissent faire l’objet d’enquête et soient poursuivis et punis sans qu’aucun délai de prescription leur soit appliqué.

                         Impunité des auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements

10.        Le Comité est profondément préoccupé par les allégations nombreuses, cohérentes et crédibles faisant état d’un recours routinier et sur une vaste échelle à la torture et aux mauvais traitements dans les lieux de détention, notamment dans les centres relevant de la Direction des renseignements généraux et du Département des enquêtes criminelles. Le Comité note en outre avec préoccupation que de telles allégations donnent rarement lieu à des enquêtes et des poursuites et qu’un climat d’impunité s’est semble-t-il instauré en l’absence de véritables mesures disciplinaires et poursuites pénales contre les agents de l’État accusés d’actes visés dans la Convention. Le Comité est particulièrement préoccupé par le fait qu’aucun responsable n’a jamais été poursuivi pour torture au titre de l’article 208 du Code pénal mais que des procédures ont été engagées en vertu de l’article 37 de la loi sur la sûreté publique de 1965 en tant que lex specialis prévoyant uniquement des mesures disciplinaires. Le Comité note en outre avec préoccupation que l’article 61 du Code pénal stipule qu’une personne ne sera pas tenue responsable au pénal d’actes exécutés en application d’ordres émanant d’un supérieur (art. 2, 4, 12 et 16).

Le Comité devrait prendre d’urgence des mesures concrètes pour prévenir les actes de torture et les mauvais traitements dans tout le pays et annoncer une politique qui soit de nature à produire des résultats mesurables dans l’optique de l’élimination des actes de torture et des mauvais traitements imputés aux agents de l’État.

L’État partie devrait faire en sorte que toutes les allégations de torture et de mauvais traitements fassent rapidement l’objet d’une enquête efficace et impartiale et que les auteurs soient poursuivis et condamnés à des peines à la mesure de la gravité de leurs actes comme le requiert l’article 4 de la Convention.

En outre, l’État partie devrait modifier sa législation pour qu’y soit explicitement stipulé que l’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture.

                         Plaintes et enquêtes rapides et impartiales

11.        Le Comité est préoccupé par le nombre élevé de plaintes de torture et de mauvais traitements imputés à des agents chargés d’appliquer la loi, de la sûreté, à des membres des services du renseignement et au personnel des prisons, par le nombre restreint d’enquêtes ouvertes par l’État partie dans de telles circonstances et le nombre très limité de condamnations prononcées à l’issue des enquêtes menées. En outre, le Comité note avec préoccupation que les services d’enquête en place n’ont pas l’indépendance nécessaire pour examiner les plaintes émanant de particuliers au sujet d’abus commis par des membres de la sûreté publique. Le Comité regrette le manque d’informations détaillées, notamment de données statistiques, sur le nombre de plaintes pour torture et mauvais traitements et l’issue de toutes les procédures engagées, tant pénales que disciplinaires (art. 11, 12 et 16).

L’État partie devrait renforcer les mesures prises pour que des enquêtes approfondies, impartiales et efficaces soient menées rapidement sur toutes les allégations de torture et de mauvais traitements infligés à des prisonniers et à des détenus et traduire en justice les membres des forces de l’ordre, de la sûreté, des services du renseignement et du personnel pénitentiaire qui ont commis de tels actes, les ont ordonnés ou y ont consenti. De telles enquêtes devraient en particulier être effectuées par un organe indépendant. Pour les affaires dans lesquelles il existe une forte présomption que la plainte pour torture ou mauvais traitements est fondée, la règle devrait être que le suspect soit suspendu de ses fonctions ou muté pendant la durée de l’enquête, afin d’éviter tout risque qu’il fasse obstruction à celle-ci ou qu’il continue de commettre des actes proscrits par la Convention.

L’État partie devrait poursuivre les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements et imposer des peines appropriées à ceux qui en auront été déclarés coupables en vue d’assurer que les agents de l’État qui commettent des actes interdits par la Convention en soient tenus responsables.

                         Garanties juridiques fondamentales

12.        Le Comité note avec une vive préoccupation que l’État partie n’accorde pas, dans la pratique, à tous les détenus, y compris ceux qui se trouvent dans les locaux de la Direction des renseignements généraux et du Département de la sûreté publique, toutes les garanties juridiques fondamentales dès le début de leur détention. De telles garanties comprennent le droit du détenu d’être assisté par un avocat et d’être examiné par un médecin indépendant et le droit d’informer un proche et d’être informé de ses droits au moment de l’arrestation, notamment de toute accusation portée contre lui, ainsi que le droit de comparaître devant un juge dans des délais conformes aux normes internationales. Le Comité est particulièrement préoccupé par le fait qu’une personne arrêtée n’a pas le droit de s’entretenir avec un avocat dès son arrestation et, en particulier, pendant les premières phases de sa détention, entre le moment de son arrestation et sa présentation au procureur, et que le paragraphe 2 de l’article 63 et l’article 64 du Code de procédure pénale autorisent à titre exceptionnel en «cas d’urgence» les procureurs à interroger les détenus en l’absence de leur avocat. Le Comité note en outre avec préoccupation que les rencontres entre les avocats et leurs clients auraient lieu en présence de nombreuses autres personnes et de procureurs (art. 2, 11 et 12).

L’État partie devrait prendre rapidement des mesures concrètes pour faire en sorte que tous les détenus bénéficient, dans la pratique, de toutes les garanties juridiques fondamentales dès le début de leur détention. Cela inclut, en particulier, le droit d’être assistés rapidement par un avocat et de subir un examen médical indépendant, le droit d’informer un proche et d’être informé de leurs droits au moment de l’arrestation, notamment de toute accusation portée contre eux, ainsi que le droit de comparaître rapidement devant un juge. L’État partie devrait en outre prendre des mesures pour aménager des pièces où les avocats pourront s’entretenir en toute confidentialité avec leurs clients.

                         Internement administratif

13.        Selon le rapport de l’État partie (par. 45), le Gouvernement a intimé aux juges des tribunaux administratifs de mettre fin à la pratique de l’internement administratif et de nombreuses personnes ont ainsi été libérées. Toutefois, le Comité se déclare gravement préoccupé par la persistance de la pratique de l’internement administratif (selon les réponses aux listes des questions, plus de 20 000 personnes étaient détenues sous ce régime en 2006 et ce nombre a été ramené depuis lors à environ 16 000). Le Comité note en particulier avec préoccupation que la loi sur la prévention des crimes de 1954 habilite les gouverneurs qui relèvent du Ministère de l’intérieur à placer en détention toute personne soupçonnée d’avoir commis un crime ou considérée comme une menace à la collectivité pour une période d’une année pouvant être indéfiniment renouvelée. Le Comité est également préoccupé par le fait que le Code de procédure pénale autorise actuellement l’arrestation et la détention de personnes sans fondement juridique explicite ainsi que l’arrestation sans base objective (art. 2, 11 et 16).

Comme l’internement administratif place les détenus en dehors de tout contrôle judiciaire, et les expose ainsi à des actes allant à l’encontre de la Convention, le Comité demande instamment à l’État partie de prendre toutes les mesures requises pour mettre fin à la pratique de l’internement administratif. L’État partie devrait mettre sa législation susmentionnée en conformité avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme et les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention.

                         Système de tribunaux spéciaux

14.        Le Comité se déclare vivement préoccupé par le système de tribunaux spéciaux en place au sein des services de la sûreté, qui comprend la Cour de la sûreté de l’