Conseil des droits de l ’ homme
Dix-neuvième session
Point 3 de l’ordre du jour
Promotion et protection de tous les droits de l ’ homme,
civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement
Rapport de l’experte indépendante sur les questions relatives aux minorités, Gay McDougall
Additif
Mission au Rwanda *
Résumé |
Le Rwanda mérite d’être complimenté pour nombre de ses initiatives et pratiques positives qui ont contribué à l’apaisement social, au développement et à la croissance. Il importe de noter que le Gouvernement reconnaît que de nombreux problèmes restent à régler, et notamment qu’il convient d’établir solidement et de maintenir des conditions propres à assurer la stabilité et une paix durable. |
Les efforts déployés par le Gouvernement pour créer l’unité et la cohésion sociale autour d’une identité nationale rwandaise et réduire l’importance des facteurs ethniques en tant que force de destruction dans la société sont dignes d’éloges. Étant donné le passé du pays, marqué par la violence ethnique, l’ampleur des progrès réalisés à ce jour est impressionnante. Des notions populaires d’ethnicité perdurent cependant dans la société rwandaise. Tant qu’il en ira ainsi, on ne devrait pas craindre d’aborder franchement ces questions. La promotion de l’unité nationale n’est pas incompatible avec le droit des individus et des communautés à la liberté d’expression et avec leur droit de déclarer librement leur appartenance à un groupe ethnique. Les lois et politiques qui interdisent l’incitation à la haine raciale ou au génocide doivent dans le même temps être pleinement compatibles avec la liberté d’expression telle qu’elle est protégée par les obligations internationales relatives aux droits de l’homme. |
De nombreuses communautés au Rwanda s’identifient comme batwas. Le Gouvernement les a classées parmi les «groupes historiquement défavorisés». Elles vivent actuellement dans des conditions de grande précarité et pauvreté, à l’écart du reste de la population. En tant que groupe, elles ont des niveaux d’éducation et de santé extrêmement faibles, vivent dans des logements qui n’offrent aucune protection contre la dureté du climat et sont pratiquement absentes de la vie publique du pays. Elles ont été chassées de leurs forêts ancestrales sans leur consentement ni contrepartie, font face à une discrimination généralisée, surtout en matière d’emploi, et ne disposent d’aucun moyen viable de subsistance. Les programmes d’assistance mis en place par les pouvoirs publics n’ont pas eu d’effets positifs pour les Batwas dans leur ensemble. |
Annexe
Rapport de l’experte indépendante sur les questions relatives aux minorités concernant sa mission au Rwanda (31 janvier-7 février 2011)
Table des matières
Paragraphes Page
I.Introduction1−34
II.Méthodologie4−64
III.Protection du droit à une identité culturelle et ethnique7−195
A.Point de vue du Gouvernement sur l’ethnicité et les causes profondesdu génocide de 19947−115
B.Droit international et identité au Rwanda12−196
IV.Protection de certains groupes et prévention du génocide20−388
A.Droit interne21−248
B.Initiatives institutionnelles25−339
C.Crimes sexuels34−3811
V.Protection des droits à la non-discrimination et à l’égalité39−7312
A.Cadre juridique et institutions 39−4812
B.La situation des communautés batwas au Rwanda49−7315
VI.Protection du droit à une participation politique effective74−8020
VII.Conclusions et recommandations81−10421
A.Mécanismes de réconciliation86−8822
B.Lois relatives à l’idéologie du génocide et au divisionnisme89−9022
C.Participation politique91−9223
D.La situation des Batwas93−10423
I.Introduction
1.L’experte indépendante a effectué une visite officielle au Rwanda du 31 janvier au 7 février 2011. Elle a rencontré de hauts représentants du Ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale, du Ministère de la justice, du Ministère de l’administration locale, du développement communautaire et des affaires sociales et du Ministère de l’éducation; des représentants de la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, de la Commission nationale de la lutte contre le génocide, de la Commission chargée des affaires sociales et des droits de la personne et des questions sociales auprès de la Chambre des députés et du Sénat; le recteur et les professeurs de l’Université nationale du Rwanda, l’Ombudsman, la Commission nationale des droits de la personne, la Commission de la démobilisation et de la réintégration, ainsi que l’association IBUKA, qui regroupe des associations de survivants du génocide. L’experte indépendante a eu l’honneur de se rendre au Mémorial Gisozi et de rendre hommage aux victimes du génocide.
2.L’experte indépendance remercie le Gouvernement rwandais de son invitation et de sa coopération avec ses services pour la préparation et le déroulement de sa visite. Ses remerciements vont également aux nombreuses organisations non gouvernementales, nationales et internationales, aux institutions universitaires et à tous ceux qui lui ont apporté des informations et une assistance.
3.L’experte indépendante s’est rendue à Kigali et dans plusieurs régions du pays où elle a pu s’entretenir avec les membres des différentes communautés, dont certaines qui s’identifient comme Batwas, et d’autres reconnues auparavant comme Hutus et Tutsis. Elle a visité des villages aux environs de Kigali, près de Musanze dans la province du Nord, et près de Butare dans la province du Sud. À l’invitation de la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, elle a visité une communauté à Gahini, dans la province de l’Est. La Commission nationale des droits de la personne lui a également donné la possibilité de visiter une autre communauté, à Muhanga dans la province du Sud.
II.Méthodologie
4.Pour évaluer les questions relatives aux minorités au Rwanda, l’experte indépendante s’est fondée sur la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (1992), ainsi que sur d’autres normes internationales pertinentes, définissant à partir de là quatre grands enjeux: a) protéger la survie des minorités en combattant la violence à leur égard et en prévenant le génocide; b) protéger et promouvoir l’identité culturelle des groupes minoritaires et le droit des groupes nationaux, ethniques, religieux ou linguistiques de jouir de leur identité collective et de refuser l’assimilation forcée; c) garantir les droits à la non-discrimination et à l’égalité, et notamment mettre un terme à la discrimination structurelle ou systémique et promouvoir une action positive en tant que de besoin; et d) garantir le droit des membres des minorités à participer effectivement à la vie publique, surtout pour les décisions les concernant. L’experte indépendante adopte systématiquement une perspective sexospécifique.
5.L’experte indépendante ne s’appuie pas seulement sur des facteurs numériques pour déterminer quels groupes constituent des minorités dans la société. Elle s’attache aux groupes nationaux, ethniques, religieux et linguistiques dont la situation généralement non dominante dans la société exige qu’une protection leur soit accordée pour leur permettre d’exercer tous leurs droits, y compris les droits des minorités dans leur intégralité. Dans tel ou tel pays, il se peut qu’un groupe numériquement majoritaire soit opprimé par un groupe moins nombreux se servant de sa domination politique ou économique pour priver d’autres groupes de certains droits.
6.L’experte indépendante présente dans son rapport les informations recueillies au cours des consultations qu’elles a eues dans le pays, ainsi que d’autres renseignements et données provenant de sources fiables. Elle s’est efforcée de reproduire fidèlement les vues du Gouvernement, pour autant que le lui permettaient les restrictions touchant à la longueur du rapport.
III.Protection du droit à une identité culturelle et ethnique
A.Point de vue du Gouvernement sur l’ethnicité et les causes profondesdu génocide de 1994
7.Selon le Gouvernement rwandais, au cours de la période précoloniale, les Rwandais prêtaient allégeance au même monarque, avaient la même culture et la même langue «kinyarwanda» et cohabitaient sur le même territoire. À cette époque, la référence à l’identité rwandaise était tout d’abord celle du clan. Appartenir au même clan impliquait que les membres étaient de la même origine. Le Gouvernement affirme que les mythes relatifs à l’origine des Hutus, des Tutsis et des Batwas sont contraires au fait que tous partageaient le même ancêtre, Kanyarwanda.
8.Au cours de la période précoloniale, le fait d’être tutsi ou hutu était une classification sociale et ne signifiait pas que l’appartenance était immuable. Le moyen de bénéficier d’une promotion sociale («tutsification») pour les Hutus, mais également pour les Batwas, était l’acquisition d’un troupeau de vaches. De même, la promotion pouvait résulter d’une décision du roi, du mariage avec un Tutsi ou de l’adoption par un Tutsi. Le phénomène inverse de «hutufication», sorte de régression sociale, fonctionnait également pour les Tutsis, qui pouvaient se voir privés de leurs troupeaux. Il en ressort que le fait d’être tutsi ou hutu n’avait aucun caractère génétique.
9.Le Gouvernement affirme que deux groupes humains constituent deux groupes ethniques différents si et seulement s’ils appartiennent à une communauté différente en termes de langue, de culture, d’histoire et de territoire. Or, il prétend que ce type de différence n’a jamais existé au Rwanda. Il en conclut qu’il existe un seul groupe ethnique au Rwanda, les Banyarwandas.
10.La période coloniale a été marquée par la stratégie du «diviser pour régner». La notion d’identité ethnique était extrêmement manipulée et systématisée dans les organes du pouvoir. On a amené les populations à croire aux théories colonialistes de l’origine ethnique. Le divisionnisme et la discrimination devinrent même encore plus profondément ancrés après la période coloniale. L’accès aux services publics, tels que l’éducation et la fonction publique, reposait sur un système de quotas ethniques. Les divisions ethniques faisaient partie des cours dispensés quotidiennement à l’école. Des dirigeants corrompus exploitaient le système à des fins politiques. Tout ceci finit par aboutir au génocide de 1994.
11.Les dirigeants d’aujourd’hui reprennent invariablement cette analyse ethno-historique, qui fonde le système législatif et politique mis en place pour promouvoir une identité nationale rwandaise unique, l’unité et la réconciliation. Selon ce système, l’existence de minorités ethniques n’est pas reconnue au Rwanda, l’emploi de termes renvoyant à des groupes ethniques différents est fortement découragé et toute référence aux Bahutus, Batutsis ou Batwas est proscrite dans les documents officiels.
B.Droit international et identité au Rwanda
12.Tout en étant consciente de l’histoire singulière du Rwanda, l’experte indépendante considère que les politiques du Gouvernement doivent être évaluées au regard des obligations incombant à l’État en vertu du droit international des droits de l’homme. L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose ce qui suit: «Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue.». La question de l’existence de minorités est abordée par le Comité des droits de l’homme dans son Observation générale no 23 (1994) sur les droits des minorités, qui énonce que «l’existence dans un État partie donné d’une minorité ethnique, religieuse ou linguistique ne doit pas être tributaire d’une décision de celui-ci, mais doit être établie à l’aide de critères objectifs».
13.S’agissant de l’identification à des groupes raciaux ou ethniques particuliers, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a déclaré dans sa Recommandation générale no 8 (1990) concernant l’interprétation et l’application des paragraphes 1 et 4 de l’article premier de la Convention que «cette identification doit, sauf justification du contraire, être fondée sur la manière dont s’identifie lui-même l’individu concerné». Par ailleurs, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, à sa trente-quatrième session ordinaire tenue en novembre 2003, a rappelé «l’importance accordée par le droit international à l’auto-identification en tant que principal critère déterminant ce qui caractérise une minorité ou une personne autochtone». La Convention no 169 de l’Organisation internationale du Travail concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants reconnaît également le principe d’auto-identification, disposant au paragraphe 2 de son article premier que «le sentiment d’appartenance indigène ou tribale doit être considéré comme un critère fondamental pour déterminer les groupes auxquels s’appliquent les dispositions de la présente Convention».
14.Le droit des individus de s’identifier librement comme appartenant à un groupe ethnique, religieux ou linguistique est donc bien établi en droit international. Il y a lieu également de remarquer que l’existence d’une langue ou d’une culture commune ne nie pas nécessairement la possibilité d’une différence ethnique, témoignant plutôt de l’assimilation des groupes de population différents au cours des générations. La législation interne relative à l’origine ethnique, à l’identité, au statut des minorités, à l’égalité et à la non-discrimination devrait reconnaître ce droit et veiller à ce qu’aucun individu ou groupe ne se trouve désavantagé ou traité avec discrimination de quelque façon que ce soit parce qu’il aurait choisi librement de s’identifier comme appartenant (ou n’appartenant pas) à tel ou tel groupe ethnique, religieux, linguistique ou autre.
15.La Commission nationale pour l’unité et la réconciliation a réalisé une enquête dont les résultats ont été publiés en octobre 2010 dans un rapport intitulé Rwanda Reconciliation Barometer. Il ressort de cette enquête qu’environ 60 % des habitants se considèrent comme Rwandais, sans s’identifier en fonction d’une appartenance ethnique, et que l’origine ethnique est de moins en moins importante dans le Rwanda d’après le génocide. Quelque 97 % des personnes ayant répondu à l’enquête affichaient une nette préférence pour une identité et des valeurs nationales rwandaises. Le rapport reconnaît toutefois que «de nombreuses personnes interrogées ont indiqué qu’elles pensaient qu’il était interdit au Rwanda de faire référence à l’origine ethnique ou aux groupes ethniques».
16.L’Institut de recherche et de dialogue pour la paix, dont le siège est à Kigali, a d’autre part mené des recherches sur la cohésion sociale en 2010 afin d’évaluer l’impact de l’ethnie sur la vie sociale au moyen d’une démarche à la fois quantitative et qualitative. Après avoir fait observer que, «strictement parlant, l’ethnie n’existe pas au Rwanda», l’Institut poursuit: «mais, de fait, la réalité sociale de l’ethnie est bel et bien là et influence la vie dans la société, les options politiques et la qualité du vivre ensemble… La logique ethnique peut aussi devenir un mécanisme de raisonnement qui consiste à penser et à agir en termes d’ethnie.». En conséquence, «il serait aberrant de dire que l’ethnie n’existe pas au Rwanda … d’un côté, tout Rwandais est capable de te dire à quel groupe ethnique il appartient, mais d’un autre côté tout le monde hésite à discuter de la question de l’ethnie sauf au sein de son groupe d’appartenance. La conscience ethnique est devenue une réalité au fil du temps.».
17.L’Institut souligne que les relations interethniques se sont améliorées. Mais, si 53 % de la population estime que, d’une manière générale, les relations entre les Rwandais sont «bonnes» ou «très bonnes», quelque 46,9 % des habitants restent prudents quant à cette harmonie sociale et considèrent que la cohésion sociale a encore des défis majeurs à relever. D’après l’Institut, «la méfiance entre groupes ethniques subsiste et l’identité nationale assumée ne peut se construire qu’à la condition de la résolution durable du contentieux relatif aux sous-identités, ethnique en l’occurrence. Parmi les défis à régler pour assurer la cohésion sociale, il y a le discours politique extrémiste de certains politiciens et les assassinats de rescapés perpétrés dans le contexte des procès gacaca, la difficulté à mener un débat constructif autour de la question ethnique, et l’omniprésence du travers ethnique dans l’exercice du pouvoir.».
18.Plusieurs ONG se sont dit préoccupées par la position du Gouvernement sur la question ethnique, faisant observer que le refus de reconnaître les différences ethniques et de comparer la situation des différents groupes en matière d’égalité permettait à la discrimination de se poursuivre impunément dans tous les secteurs de la société. Selon une ONG internationale, «la politique du gouvernement actuel affirmant que tous les habitants sont Rwandais et qu’il n’existe pas de groupe ethnique minoritaire dans le pays ne permet pas de désamorcer les profondes tensions qui persistent dans la société rwandaise. Elle favorise en outre une situation dans laquelle un groupe peut jouir de facto d’une position privilégiée, tandis que les autres groupes n’ont pas le droit de s’y opposer.».
19.Dans ses observations finales sur le Rwanda formulées en mai 2009, le Comité des droits de l’homme a déclaré qu’il s’inquiétait «de l’absence de reconnaissance de l’existence de minorités et peuples autochtones à l’intérieur du pays» (CCPR/C/RWA/CO/3, par. 22). De même, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, dans ses observations finales sur le Rwanda formulées en mars 2011, s’est demandé si la mise en œuvre prioritaire de l’unité nationale n’était pas susceptible de se faire au détriment des spécificités de certains groupes, notamment des Batwas (CERD/C/RWA/CO/13-17, par. 9). Le Comité a exhorté le Rwanda à tenir compte des spécificités de chacun des groupes qui composent sa population.
IV.Protection de certains groupes et prévention du génocide
20.L’une des principales priorités du Gouvernement a consisté naturellement à garantir la sécurité et à empêcher la répétition d’un génocide ou de violences ethniques.
A.Droit interne
21.Aux termes de l’article 9 de la Constitution, l’État rwandais «s’engage à lutter contre l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations, à éradiquer les divisions ethniques, régionales et autres et à promouvoir l’unité nationale». La loi no 18/2008 du 23 juillet 2008 portant répression du crime d’idéologie du génocide a été promulguée en octobre 2008. Aux termes de cette loi:
«Le crime d’idéologie du génocide est caractérisé par des comportements qui se manifestent à travers les faits visant à déshumaniser un individu ou un groupe d’individus ayant entre eux un lien commun, tels que:
1.Les persécutions, intimidations et traitements dégradants par des propos, des écrits ou des actes diffamatoires visant à propager la méchanceté ou à inciter à la haine;
2.Marginaliser, proférer des sarcasmes, dénigrer, outrager, offenser, créer la confusion visant à nier le génocide qui est survenu, semer la zizanie, se venger, altérer le témoignage ou les preuves sur le génocide qui est survenu;
3.Tuer, planifier de tuer ou tenter de tuer quelqu’un sur base d’idéologie de génocide.».
Quiconque est reconnu coupable du crime d’idéologie du génocide est passible d’une peine de dix à vingt-cinq ans d’emprisonnement et d’une amende pouvant aller jusqu’à un million de francs rwandais.
22.Aux termes de l’article premier de la loi no 47/2001 sur la prévention, la répression et la punition des crimes de discrimination et pratique du sectarisme, la pratique du sectarisme consiste en «toute expression orale, écrite ou tout acte de division, pouvant générer des conflits au sein de la population, ou susciter des querelles fondées sur la discrimination».
23.Les lois rwandaises sur l’idéologie du génocide, le sectarisme et le divisionnisme ont été sévèrement critiquées par des ONG, notamment au motif qu’on ne savait pas très bien quels actes elles incriminaient et du fait qu’elles portaient atteinte au droit à la liberté d’expression. Selon Amnesty International, les termes employés étaient généraux et mal définis et «la formulation vague des lois était délibérément utilisée pour violer les droits de l’homme». D’autres organisations de défense des droits de l’homme affirment que ces lois peuvent être invoquées pour poursuivre des personnes qui font des références bénignes à l’identité ethnique ou qui cherchent à défendre des droits ethniques. Selon des allégations crédibles, des accusations de «divisionnisme» et d’«idéologie du génocide» auraient été utilisées pour réduire au silence des dissidents et empêcher les activités de l’opposition politique légitime (voir plus loin le chapitre VI sur la participation politique). D’après des enquêtes commandées par le Gouvernement, les Rwandais comprenaient d’une façon générale que les références à l’ethnie ou aux groupes ethniques étaient interdites par la loi. En avril 2010, le Gouvernement a annoncé que la loi sur l’idéologie du génocide allait être révisée pour tenir compte des critiques et des recommandations formulées sur la question par les partenaires de développement du Rwanda.
24.Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a recommandé au Rwanda «d’envisager la révision de la loi no 18/2008 … de manière à préciser la définition de “l’idéologie du génocide” énoncée à l’article 2 mais aussi l’élément d’intentionnalité dans les caractéristiques du crime d’idéologie du génocide visées à l’article 3; partant, d’offrir toutes les garanties de prévisibilité et de sécurité juridique que requiert une loi pénale et d’éviter une interprétation et une application arbitraires de cette loi» (CERD/C/RWA/CO/13-17, par. 14).
B.Initiatives institutionnelles
25.L’experte indépendante a rencontré des représentants de la Commission nationale de la lutte contre le génocide qui a été établie en application de la Constitution de 2003 mais qui n’a commencé ses travaux qu’en 2008. Conformément à son mandat, la Commission est chargée notamment de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies de lutte contre le génocide et l’idéologie du génocide, de coordonner les activités de commémoration et de préserver les sites de mémoire, et d’apporter une assistance aux survivants du génocide. Elle est également habilitée à entreprendre des activités éducatives en milieu scolaire et à œuvrer à la préservation de la mémoire du génocide parmi les nouvelles générations.
26.Le système des ingando, qui trouve son origine dans le Rwanda précolonial, permet d’interrompre ses activités courantes pour réfléchir aux enjeux nationaux et trouver des solutions. La Commission nationale pour l’unité et la réconciliation a officiellement réintroduit ce système afin de favoriser la coexistence pacifique des différentes communautés après le génocide. Les premières personnes à y avoir participé sont d’anciens combattants de retour de la République démocratique du Congo, suivis par des étudiants, des survivants du génocide, des prisonniers, des responsables communautaires et des femmes. Des camps ingando sont à présent mis en place dans tout le pays, souvent avec le concours des communautés. On séjourne jusqu’à deux mois dans ces camps, où cinq grands thèmes sont abordés: l’analyse des problèmes du pays; l’histoire; les questions politiques et socioéconomiques; les droits et les obligations; et l’exercice des responsabilités.
27.Traditionnellement, l ’ itorero ry ’ igihugu était une institution nationale d’éducation civique et de formation à l’exercice des responsabilités, avec notamment des cours d’histoire, de philosophie, de sociologie, de littérature orale, d’éthique, de théologie, de sciences politiques et militaires, de droit et de patriotisme. En 2007, ce système a été réintroduit pour encourager les personnes issues de groupes sociaux différents à discuter de questions telles que la bonne gouvernance, l’unité nationale, la réconciliation, la justice, le développement économique et les problèmes sociaux. D’après le Gouvernement, plus de 87 000 personnes ont participé à ce programme de formation et d’éducation civique, qu’il est prévu d’étendre à l’ensemble du pays.
28.Le Service national des juridictions gacaca a fait observer que le système judiciaire rwandais était submergé au lendemain du génocide et avait été lui-même décimé. Plus de 120 000 personnes accusées de génocide se trouvaient en détention et devaient être jugées dans le cadre du système judiciaire conventionnel. Les moyens d’enquête et d’instruction étaient très limités. Face à la nécessité d’accélérer le processus d’administration de la justice, d’empêcher l’impunité et de trouver une solution qui permette en outre de renforcer l’unité et la réconciliation, le Gouvernement a cherché un système traditionnel de règlement des différends et de justice participative à l’échelon communautaire. C’est ainsi que le système gacaca a été modernisé et introduit en 2001.
29.Le Gouvernement appelle l’attention sur le fait que, depuis que les tribunaux gacaca ont commencé à fonctionner, en 2002, 1 211 412 affaires ont été jugées et réglées dans l’ensemble du pays. L’accent était mis sur les aveux, et des peines réduites ou d’intérêt général étaient infligées aux personnes qui plaidaient coupables. Une enquête a montré que plus de 80 % des Rwandais considéraient que les tribunaux gacaca avaient été positifs en ce sens qu’ils avaient facilité la réconciliation des Rwandais et l’administration de la justice.
30.Les critiques émises à l’encontre du système gacaca étaient notamment les suivantes: le système ne respectait pas les normes internationales relatives à la procédure régulière; les juges possédaient une formation juridique insuffisante ou nulle, étant nommés uniquement pour leur «intégrité»; les accusés ne bénéficiaient pas des services d’un avocat; aucune garantie n’empêchait les fausses accusations; certains juges, survivants ou témoins étaient menacés ou tués; certains juges étaient corrompus ou étaient eux-mêmes impliqués dans des crimes; et les peines prononcées n’étaient pas proportionnelles avec les crimes commis. Des experts internationaux se sont demandé dans quelle mesure ce système respectait l’obligation de poursuivre les auteurs du génocide.
31.Le Gouvernement a répondu que les juges gacaca avaient suivi une formation et bénéficié d’une assistance technique de la part des experts juridiques du Service national des tribunaux gacaca. Les juges incompétents ou corrompus étaient dénoncés et renvoyés. De l’avis du Gouvernement, il importait surtout de remarquer que les tribunaux gacaca étaient essentiellement une «justice de conciliation», avec des procédures simples et une participation active de la population concernée.
32.À présent que le système gacaca a pris fin, on se préoccupe de savoir comment réinsérer dans leur ancienne communauté les personnes de retour au Rwanda et comment régler les tensions résultant d’un tel retour. De nombreux réfugiés rwandais, notamment des anciens combattants des Forces armées rwandaises (ex-FAR) et des membres de la milice interahamwe, sont revenus au Rwanda et les tensions provoquées par leur retour ont été réglées dans le cadre des tribunaux gacaca à l’échelon des villages. L’experte indépendante s’est rendue dans le camp de démobilisation de Mutobo, où les personnes de retour de la République démocratique du Congo suivent des programmes de réintégration avant de regagner leur ancienne communauté. Elle a rencontré d’anciens combattants des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda rentrés récemment après des années passées en République démocratique du Congo, qui ont dit que beaucoup d’autres personnes souhaitaient revenir au Rwanda. Le démantèlement des tribunaux gacaca risque de créer un sérieux vide au niveau du processus de sanction et de réintégration.
33.Au sujet des gacaca, l’Institut de recherche et de dialogue pour la paix déclare ce qui suit: «cette justice populaire et de proximité a forcément laissé des blessures qu’il conviendra de panser si l’on veut atteindre la cohésion sociale». L’Institut conclut cependant que ce système «répond visiblement non seulement au besoin de justice mais aussi à l’amorce d’un débat sur la question ethnique … il ouvre des blessures qu’il conviendra de traiter au bénéfice de la cohésion sociale. Il ne serait pas politiquement responsable de laisser en suspens le contentieux post-gacaca sans créer un dispositif pour rapprocher les gens. Ce cadre de débat créé par gacaca offre une richesse et des opportunités qu’il convient de capitaliser pour contribuer à la résolution du contentieux ethnique.». Le Gouvernement souligne que la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation est en train d’élaborer une stratégie en vue de régler tous les problèmes que le démantèlement du système gacaca risque de poser et qu’elle a mis en place un programme de «dialogue communautaire» pour aborder ces questions.
C.Crimes sexuels
34.On estime entre 250 000 et 500 000 le nombre de femmes et de filles, principalement de la minorité tutsi, qui ont été violées dans la région pendant le génocide. D’où la jurisprudence innovante mise en place par le Tribunal criminel international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, qui a reconnu que le viol pouvait être un élément constitutif du crime de génocide et des crimes contre l’humanité. Le Tribunal a obtenu des condamnations importantes à cet égard et donné une présentation plus détaillée du génocide rwandais que ce qui avait été fait auparavant en de tels cas.
35.Selon la loi rwandaise sur le génocide, le viol et les sévices sexuels sont des crimes relevant de la catégorie 1 − actes de génocide et crimes contre l’humanité. Les tribunaux gacaca ont pu examiner les affaires de viol suite à la modification apportée en 2008 à la loi sur le génocide. Des affaires de violence sexuelle impliquant quelque 6 808 personnes ont été renvoyées aux tribunaux gacaca. Les juges de ces tribunaux ont reçu une formation spécialisée, et les affaires de violence sexuelle devaient être examinées à huis clos pour protéger les victimes. Celles-ci pouvaient en outre bénéficier des services de conseillers spécialistes des traumatismes. Cependant, d’après Human Rights Watch, «les victimes de viol ont unanimement manifesté leur déception d’avoir à comparaître devant les tribunaux gacaca plutôt que devant les juridictions conventionnelles car les tribunaux gacaca, même à huis clos, n’ont pas protégé leur vie privée».
36.En septembre 2009, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a exprimé la crainte que les femmes et les filles «ne bénéficient pas toutes d’un accès égal aux tribunaux et d’une protection et d’un soutien suffisants dans le cadre du vaste processus engagé à l’échelle nationale et internationale pour traduire en justice les auteurs de [viols et de sévices sexuels]» (CEDAW/C/RWA/CO/6, par. 23). Il a prié instamment le Rwanda de continuer d’assurer aux femmes victimes d’actes de violence sexuelle pendant le génocide la protection et le soutien voulus ainsi qu’un accès égal à la justice.
37.Les survivants du génocide sont un groupe qui rencontre des difficultés particulières qu’il convient d’aborder avec tact. Si la plupart appartiennent à la minorité définie auparavant comme tutsi, des Hutus modérés et des Batwas en font également partie. Des éléments crédibles donnent à penser que les survivants continuent de faire face à des actes de harcèlement, des violences et des traumatismes. De nombreuses femmes victimes de viols vivent désormais avec le VIH/sida. L’experte indépendante a rencontré l’association IBUKA (ce qui signifie «Souviens-toi» en kinyarwanda), qui représente les survivants du génocide et s’occupe de protéger leurs droits et de répondre à leurs besoins.
38.On estime que jusqu’à 70 % des personnes victimes de viols ayant survécu au génocide sont séropositives au VIH. Dans un rapport de 2004, l’organisation humanitaire African Rights a montré de façon détaillée que la majorité de ces personnes manquaient de services essentiels, notamment d’un logement, d’une alimentation suffisante et de médicaments, déclarant: «nous avons constaté que les personnes qui avaient été violées pendant le génocide au Rwanda menaient une existence extrêmement difficile». D’après les recherches effectuées par cette organisation, «la plupart des victimes de viols laissent entendre qu’elles ne se sentiront jamais à l’aise dans des groupes où elles risquent de rencontrer des membres de la famille des hommes qui les ont violées, ou simplement dans une communauté qu’elles considèrent comme les ayant trahies». Les personnes qui ont subi des violences sexuelles disent continuer de rencontrer de grandes difficultés pour accéder à des soins de santé, et seuls 28 % des ménages affectés par le VIH/sida auraient les moyens de se procurer un traitement. Des organisations comme l’Association des veuves du génocide Agahozo (AVEGA) mettent en place des réseaux d’assistance pour les femmes et s’emploient à améliorer leurs conditions de vie et à leur apporter un soutien médical et psychologique.
V.Protection des droits à la non-discrimination et à l’égalité
A.Cadre juridique et institutions
39.Le Rwanda est partie à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et à d’autres traités fondamentaux relatifs aux droits de l’homme interdisant la discrimination. Aux termes de l’article 11 de la Constitution de 2003, «tous les Rwandais naissent et demeurent libres et égaux en droits et en devoirs. Toute discrimination fondée notamment sur l’ethnie, le clan, la couleur de la peau, le sexe, l’origine régionale ou sociale, la religion ou la croyance, l’opinion, la fortune, la différence de culture, de langue, la situation sociale, la déficience physique ou mentale ou sur toute autre forme de discrimination est prohibée et punie par la loi.».
40.Le Code pénal punit les propos haineux, les actes discriminatoires des représentants des pouvoirs publics, la discrimination dans la fourniture de biens et de services publics, la discrimination dans l’emploi, et les agressions physiques. Des dispositions antidiscriminatoires figurent également dans le Code du travail, dans le Statut général de la fonction publique, dans la loi organique no 20/2003 sur l’éducation au Rwanda et dans la législation relative au secteur de la justice, y compris la police. En outre, d’après le Gouvernement, la loi no 47/2001 sur la prévention, la répression et la punition des crimes de discrimination et pratique du sectarisme a joué un rôle important dans la lutte contre la discrimination après le génocide. Aux termes de cette loi, la discrimination consiste en toute expression orale ou écrite, ou toute action fondée sur l’appartenance ethnique, la région ou le pays d’origine, la couleur de la peau, les traits physiques, le sexe, la langue, la religion ou les opinions, destinées à priver une ou plusieurs personnes de leurs droits tels qu’ils sont énoncés dans le droit rwandais et les conventions internationales auxquelles le Rwanda est partie.
41.La Commission nationale des droits de la personne a été établie en application de la Constitution avec pour mission, notamment, d’examiner les violations des droits de l’homme commises par toute personne sur le territoire rwandais, notamment par des organes ou des agents de l’État. La Commission est chargée de sensibiliser la population rwandaise aux droits de l’homme et d’organiser des programmes de formation dans ce sens, de préparer et diffuser des rapports annuels relatifs aux droits de l’homme ou autres et d’engager des procédures judiciaires à l’encontre de tout auteur de violations de ces droits. Les rapports sont transmis au Parlement et à d’autres organes de l’État et sont rendus publics.
42.Le Bureau de l’Ombudsman a pour mandat de lutter contre les injustices et la corruption, ce qui recouvre les obligations imposées au titre de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Il reçoit les plaintes déposées pour ces motifs par des particuliers ou des associations indépendantes contre des agents ou organes de l’État ou des établissements privés. Il est habilité à réclamer des explications, mener des enquêtes, invoquer les lois interdisant ces actes et saisir les institutions de règlement des différends compétentes. Le Gouvernement fait observer que la Commission et le Bureau de l’Ombudsman jouent un rôle important dans la politique du pays en matière de non-discrimination. Il a en outre pris un certain nombre d’autres mesures notables pour réduire l’importance des catégories ethniques, en supprimant par exemple l’obligation de déclarer son origine ethnique sur sa carte d’identité.
43.Mais la politique du Gouvernement consistant à ne pas reconnaître les groupes ethniques limite la possibilité, pour les individus et les communautés, de déposer officiellement des plaintes pour discrimination, et rend difficile l’engagement de poursuites. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale est préoccupé par l’absence d’information sur les plaintes, poursuites, sanctions et réparations concernant des faits de discrimination raciale autres que ceux liés au génocide de 1994 (CERD/C/RWA/CO/13-17, par. 19).
44.Le fait qu’aucune plainte ne soit adressée aux organes de l’État ne signifie pas qu’il n’y a pas de discrimination. Une enquête réalisée par l’Institut de recherche et de dialogue pour la paix montre que la discrimination fondée sur des motifs ethniques demeure un problème dans la société rwandaise. Environ 36,5 % des personnes interrogées estiment qu’il subsiste une certaine injustice liée à l’appartenance ethnique sur le marché du travail, dans le système judiciaire, dans l’administration publique et dans le secteur des services. D’après les recherches effectuées par le Gouvernement lui-même (Rwanda Reconciliation Barometer), 31,5 % des personnes interrogées sont «d’accord» ou «tout à fait d’accord» avec l’idée suivante: «bien qu’interdite au Rwanda, la discrimination ethnique persiste». Quelque 30,5 % des personnes interrogées sont «d’accord» ou «tout à fait d’accord» avec l’idée que «les Rwandais continuent de se juger mutuellement à partir de stéréotypes ethniques».
45.Bien que le kinyarwanda, l’anglais et le français soient toutes des langues officielles, certaines sources font observer que le Gouvernement mène une politique visant à promouvoir l’emploi de l’anglais, ce qui avantage les personnes ayant vécu dans des pays anglophones lorsqu’elles étaient en exil. Le décret gouvernemental de 2008 tendant à remplacer le français par l’anglais en 2010 comme langue d’enseignement à partir de la troisième année de l’école élémentaire a des conséquences importantes pour les enseignants et le personnel administratif de langue française. Le Gouvernement affirme qu’il n’y a pas de discrimination linguistique et que la promotion de l’anglais dans l’enseignement et les affaires publiques s’explique par des raisons économiques et a pour objet de faciliter l’adhésion du Rwanda à des organisations d’intégration régionale anglophones.
46.Pour de nombreuses sources non gouvernementales, il ressort de recherches indépendantes et de données qualitatives que les personnes appartenant à certains groupes identifiables sont défavorisées ou font face à des inégalités. La politique du Gouvernement refusant de reconnaître les catégories ethniques fait qu’on ne dispose pas au Rwanda de données officielles, provenant d’enquêtes démographiques, de recensements ou d’autres études, ventilées par origine ethnique. Mais un organe de l’État, au moins, a décidé qu’il fallait disposer de données ventilées pour faire en sorte que certains groupes vulnérables puissent accéder aux services publics et pour contrôler un tel accès. Dans sa stratégie nationale de protection sociale pour 2011, le Ministère de l’administration locale note ce qui suit: «en procédant au suivi, nous veillerons à ce que les données soient ventilées de façon à pouvoir bien suivre la prise en compte des catégories vulnérables prioritaires dans les programmes de protection sociale». Notons que, selon le Ministère, les données seront «ventilées notamment par sexe, âge, handicap, origine ethnique, et statut en tant que survivant ou non du génocide», ce qui paraît incohérent compte tenu du refus du Gouvernement de reconnaître l’origine ethnique et, par conséquent, les données ethniques.
47.La Constitution permet d’envisager l’adoption de mesures positives, mais pas expressément fondées sur l’origine ethnique. Elle dispose en son article 14 que «l’État, dans les limites de ses capacités, prend des mesures spéciales pour le bien-être des rescapés démunis à cause du génocide …, des personnes handicapées, des personnes sans ressources, des personnes âgées ainsi que d’autres personnes vulnérables». Il est stipulé par ailleurs au paragraphe 4 de l’article 9 de la Constitution qu’au moins 30 % des postes sont attribués aux femmes dans les instances de prise de décisions. Dans sa Stratégie nationale de protection sociale, le Ministre de l’administration locale déclare qu’il s’efforce d’aider les groupes historiquement défavorisés au Rwanda, et «en particulier de leur permettre de surmonter leurs désavantages en appliquant une discrimination positive dans l’accès aux services publics» (p. 33). Les représentants des Batwas et d’ONG soulignent toutefois que si certains groupes, notamment les femmes et les survivants du génocide, bénéficient de mesures spéciales, ce n’est pas le cas d’autres groupes très défavorisés.
48.Les représentants du Gouvernement ont précisé que les politiques suivies avant le génocide reposaient sur un système de quotas ethniques pour l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur, à la formation et à la fonction publique, compte tenu du pourcentage que chaque groupe ethnique représentait dans la population. Ce système de quotas avait été institué par le Gouvernement hutu en réaction aux privilèges dont jouissaient auparavant les personnes identifiées comme Tutsis. Le Gouvernement arrivé au pouvoir après le génocide, soucieux de supprimer le critère de l’origine ethnique comme fondement de privilèges, s’est fermement engagé à adopter un système méritocratique reposant uniquement sur les résultats de tests. Il n’existe actuellement aucun programme de mesures positives en faveur de personnes qui ont pu par le passé être désavantagées ou victimes de discriminations.
B.La situation des communautés batwas au Rwanda
49.Si elle rejette les classifications ethniques, la Constitution reconnaît un groupe indéfini qualifié de «communauté historiquement défavorisée». Selon la Stratégie nationale de protection sociale pour 2011, la «communauté historiquement défavorisée, qui compte entre 25 000 et 30 000 personnes, est considérée comme connaissant des taux de pauvreté plus élevés et des indices sociaux plus mauvais que le reste de la population, bien que l’on ne dispose guère de données objectives» (p. 13). Si les Batwas sont rangés dans cette catégorie, on ne sait pas très bien ce que celle-ci recouvre officiellement. Il est évident que le Gouvernement y inclut d’autres groupes vulnérables.
50.La Commission du Sénat chargée des affaires sociales, des droits de l’homme et des questions sociales a publié un Rapport sur la situation de certains Rwandais défavorisés à travers l ’ histoire (Rapport du Sénat). Considéré d’une façon générale comme axé sur les Batwas, ce rapport indique que «certaines personnes continuent de les mépriser, de ne pas les considérer comme de véritables êtres humains et de s’adresser à eux en des termes alimentant la discrimination».
51.Le rapport du Sénat conclut que «ces Rwandais font face à des problèmes particuliers et sérieux qu’il convient de régler d’urgence», notamment: ils ne se considèrent pas comme des personnes ayant de l’importance et des droits; ils vivent comme des animaux faute de logement décent; ils manquent de terre cultivable ou pouvant être consacrée à des activités de développement; ils n’ont pas de biens ni de métier leur permettant de gagner leur vie; ils n’utilisent pas les services de santé; ils manquent de revenus et d’emplois; leurs enfants ne sont pas scolarisés; ils se marient précocement et vivent dans la promiscuité; ils vivent dans l’ignorance; et ils n’ont pas de contact avec le reste de la population. Les ONG consultées par l’Experte indépendante ont déclaré que ces conclusions étaient toujours d’actualité et que la situation des Batwas ne s’était guère améliorée.
52.Faute de statistiques ventilées, les difficultés rencontrées par les Batwas, notamment leur précarité socioéconomique et leur déclin démographique, n’apparaissent pas dans les données officielles. Des données ventilées permettraient de révéler toute l’ampleur des problèmes qui se posent et de mettre au point, en connaissance de cause, des politiques et des programmes ciblés pour s’y attaquer. Les représentants des Batwas soulignent que la politique du Gouvernement tendant à traiter tout le monde sur le même pied a empêché les autorités centrales et locales de reconnaître la situation économique et sociale particulière de cette communauté et de prendre des mesures pour y remédier.
53.En mai 2009, le Comité des droits de l’homme s’est dit préoccupé par les informations faisant état de la marginalisation et de la discrimination dont les membres de la communauté batwa seraient victimes (art. 27 du Pacte). Il a recommandé au Rwanda de «prendre des mesures afin que les membres de la communauté batwa soient protégés contre la discrimination dans tous les domaines, qu’ils disposent de moyens de recours efficaces à cet égard et que leur participation aux affaires publiques soit assurée» (CCPR/C/RWA/CO/3, par. 22).
1.Identité
54.Les représentants des Batwas insistent sur leur singularité ethnique et culturelle. Des ONG batwas ont fait observer que les Batwas possédaient des dialectes à eux et des intonations compréhensibles uniquement par les autres Batwas, ainsi que des éléments culturels et des coutumes uniques. Contrairement à la version officielle concernant l’histoire ethnique du pays, les Batwas affirment qu’ils formaient la population autochtone des forêts rwandaises et subsistaient en pratiquant la chasse et la cueillette. Comme d’autres groupes ethniques attachés à leurs territoires et y pratiquant l’élevage et la culture, les Batwas ont été contraints de s’éloigner vers des régions forestières encore plus reculées. À l’époque moderne, l’agriculture de subsistance et commerciale généralisée, la création des parcs nationaux et le développement du tourisme ont obligé les Batwas à quitter les dernières régions de forêt qu’ils occupaient.
55.Des représentants de la communauté vivant près de Musanze, à proximité du Parc national des volcans, ont dit qu’ils avaient été chassés des forêts vers les basses pentes des volcans après 1994. Certains membres de la communauté ont déclaré qu’ils souhaitaient retourner dans la forêt et retrouver leur mode de vie traditionnel de chasseurs-cueilleurs, mais qu’ils n’avaient plus accès à la forêt ni à ses ressources nourricières et thérapeutiques. L’identité distincte des Batwas en tant que chasseurs-cueilleurs et leur connaissance approfondie de la forêt n’existent certainement plus chez les nouvelles générations.
56.Les ONG œuvrant pour la protection des droits des Batwas font observer qu’après l’entrée en vigueur de la Constitution de 2003 et de la législation et de la politique nationale adoptées par la suite, elles ont été accusées de «divisionnisme» lorsqu’elles employaient le terme batwa et réclamaient la reconnaissance d’une identité batwa distincte ou la protection des droits des Batwas en tant que tels.
57.En 2011, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a regretté la position du Rwanda consistant à ne pas reconnaître les Batwas comme un peuple autochtone (CERD/C/RWA/CO/13-17, par. 11). Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) de l’Union africaine, dans son rapport sur le pays paru en novembre 2005, a fait observer ceci: «En ce qui concerne la minorité batwa, l’approche adoptée par les autorités était fondée sur une politique d’assimilation. Il semble qu’il y ait un désir de gommer les identités distinctives et de les intégrer toutes à une majorité socioéconomique du pays quelle qu’elle soit.». Le Gouvernement était appelé à engager un dialogue approfondi avec les Batwas.
58.Le Gouvernement a répondu ce qui suit: «La communauté des Batwas compte encore un nombre disproportionné de personnes vulnérables, et semble ne pas bénéficier de l’intégration socioéconomique en cours au Rwanda ... le Gouvernement ne pratique pas de politique d’assimilation; ce serait un génocide socioculturel … il est clair qu’une réponse adaptée à la spécificité de leurs problèmes est recommandée et l’on en tiendra compte dans le plan d’action.».
2.Logement, terres et revenus
59.Dans la plupart des communautés batwas auprès desquelles l’Experte indépendante s’est rendue, les conditions de logement étaient bien inférieures aux normes minimales et souvent impropres à l’habitation humaine. Les abris étaient généralement de petites constructions fragiles faites de branchages, d’herbes, de plastique et de morceaux de tissu. Ils protégeaient mal contre les éléments, notamment contre les fortes pluies, fréquentes dans la région. Les communautés batwas résidaient généralement sur les pentes escarpées des collines où il n’était possible de construire que de petits abris, qui hébergeaient souvent des familles entières avec des enfants.
60.En décembre 2010, le programme gouvernemental Au revoir Nyakatsi a imposé la démolition des habitations au toit de chaume (nyakatsi) et leur remplacement par des structures à toiture métallique. Les ONG constatent avec préoccupation que les autorités ont détruit les habitations des Batwas avant d’en construire de nouvelles ou de prévoir une assistance appropriée. Le programme ne concerne pas seulement les Batwas, mais ces derniers risquent d’être affectés plus que les autres puisqu’ils vivent généralement dans des abris de chaume rudimentaires, sont particulièrement défavorisés et vulnérables et sont mal équipés pour faire face aux difficultés créées par la démolition prématurée de leurs habitations.
61.Dans une communauté située près de Butare, les habitants se sont exprimés depuis ce qu’il leur restait de maison, leurs habitations ayant été démolies juste avant la visite de l’Experte indépendante, de sorte qu’ils se retrouvaient sans abri et contraints de compter sur leurs voisins. Un terrain a été déblayé, mais les nouvelles maisons n’ont pas été fournies. L’Experte indépendante, dans chaque communauté batwa où elle s’est rendue avec des ONG nationales, a été priée d’évoquer le sort de ces populations auprès du Gouvernement et de transmettre leur demande urgente de logements adéquats.
62.Selon le Bureau de l’Ombudsman, les Batwas bénéficient au même titre que le reste de la population des programmes publics en matière de logement et de toiture métallique, mais il est fréquent qu’ils vendent la toiture qui leur est fournie ou démolissent les cloisons des habitations pour faire une seule pièce. Les Batwas étaient souvent traités d’«ignorants» et jugés incapables d’utiliser les aides de l’État. Les agents de l’État ont déclaré n’avoir été saisis d’aucune plainte de la part des Batwas, mais ils ont entrepris d’évaluer la situation des communautés identifiées. Les représentants des Batwas ont expliqué à l’Experte indépendante que le traitement discriminatoire et la méfiance dont ils faisaient l’objet les empêchaient de porter plainte.
63.De nombreux Batwas travaillent comme ouvriers agricoles sans terre, ou, faute d’emploi rémunéré, subsistent en mendiant ou grâce aux œuvres de charité. Les ONG s’occupant de la défense des droits des Batwas ont fait observer que les Batwas n’étaient pas habitués à posséder des terres ou à gérer des ressources financières, et qu’ils manquaient souvent des compétences agricoles qui leurs permettraient de vivre en dehors de la forêt. Ces dernières années, la poterie est devenue une source de revenus non négligeable et un aspect remarquable de l’identité batwa. Mais le manque d’argile et la réalisation de modèles modernes bon marché au lieu des poteries traditionnelles limitent les revenus tirés de cette activité. Beaucoup de Batwas vivent aujourd’hui dans des conditions d’extrême pauvreté.
64.L’Ombudsman a indiqué que, dans le cadre d’un programme de travaux publics, des personnes sans revenu se voyaient offrir du travail par les autorités de district, notamment pour nettoyer et entretenir les routes. Les Batwas devraient avoir accès à ce programme, mais certaines communautés vivent dans des régions reculées dans des conditions extrêmement difficiles et cette aide publique ne parvient pas jusqu’à elles.
65.Le programme Girinka («Une vache par famille pauvre»), consiste à donner une vache à chaque famille pauvre occupant plus de 0,7 hectare de terrain. Les ONG font observer que les Batwas ne possèdent généralement pas de terre convenant au bétail et ne connaissent souvent rien à l’élevage, ce qui les empêche dans leur grande majorité de pouvoir bénéficier de ce programme.
3.Santé
66.Les membres des communautés ont décrit les effets de leurs conditions de vie sur leur santé et appelé l’attention sur l’insuffisance des soins de santé. Dans une communauté batwa à Bwiza, près de Kigali, les taux élevés de mortalité infantile, la brièveté de la durée de vie moyenne et le déclin démographique contrastent fortement avec la croissance du reste de la population. Les membres de cette communauté ont dit connaître souvent la faim et les enfants montraient des signes manifestes de malnutrition. Les mauvaises conditions de logement et l’exposition au froid et à la pluie, de même que le manque d’eau potable, ont des conséquences néfastes pour la santé des Batwas.
67.D’après les représentants de la Communauté des potiers du Rwanda, les recherches qu’ils ont effectuées ont montré que la proportion des Batwas couverts par une assurance maladie était en diminution. À Bwiza, les membres de la communauté ont dit qu’ils n’avaient pas bénéficié du programme gouvernemental prévoyant la fourniture de cartes d’assurance subventionnée aux membres les plus pauvres de la société. Certaines personnes présentaient des plaies qui nécessitaient de toute évidence des soins. Le Gouvernement affirme que «tous les indigents et autres personnes vulnérables sont assurés gratuitement par l’État (soit entre 650 000 et 700 000 personnes, dont les personnes historiquement défavorisées)».
68.Des représentants batwas ont souligné les effets qu’avait la pauvreté sur la vie et l’état de santé des femmes batwas. Les femmes qui vivent dans l’extrême pauvreté, qui sont peu instruites et qui n’ont pas d’information sur les soins de santé sont particulièrement exposées au VIH/sida et aux maladies sexuellement transmissibles. Le manque d’instruction et d’information médicale joue un rôle important. Les taux très élevés de mortalité infantile témoignent de mauvaises conditions de vie et du manque d’accès à des soins de santé maternelle adéquats.
4.Éducation
69.Il ressort des recherches effectuées que les enfants batwas rencontrent de gros obstacles dans l’exercice de leur droit à l’éducation par comparaison avec d’autres groupes de la population, enregistrant notamment de faibles taux de scolarisation, en particulier après le primaire, des taux d’abandon très élevés et de mauvais résultats scolaires. D’après une enquête réalisée par la Communauté des potiers du Rwanda, 23 % seulement des Batwas savent lire et écrire. Les Batwas sont très peu nombreux à poursuivre des études supérieures. Des recherches effectuées en 2008 et 2009 montrent que 54 % des femmes et filles batwas interrogées n’avaient jamais été à l’école.
70.Le Gouvernement et les ONG ont souligné que le Ministère de l’éducation avait mis en place une politique de gratuité de l’enseignement primaire et secondaire public pour les enfants des familles défavorisées et autres familles vulnérables en 2008/09. Le Gouvernement a obtenu des résultats louables dans le domaine de l’éducation et note que le Rwanda est sur le point d’atteindre l’objectif de l’enseignement universel aux niveaux primaire et secondaire. Le taux de scolarisation dans le primaire est de 94 % pour les garçons et de 96,5 % pour les filles. Mais les mauvaises conditions de vie de certaines familles batwas compromettent à l’évidence la capacité des enfants batwas à aller à l’école et à obtenir de bons résultats scolaires. Dans une communauté visitée près de Musanze, la faim a été citée comme le principal facteur contribuant à la faiblesse de la fréquentation scolaire. Les représentants batwas ont aussi indiqué que les enfants faisaient l’objet de discrimination à l’école et étaient souvent «chassés» de la classe.
5.Réponses du Gouvernement
71.Le Gouvernement ne nie pas l’existence d’une population appelée batwa mais réfute la tendance à prétendre que la population batwa du Rwanda constitue un groupe ethnique ou un peuple autochtone. Il reconnaît que, conformément à la politique d’installation rurale et au programme relatif aux forêts naturelles et aux parcs nationaux, les Batwas et d’autres Rwandais ont été éloignés des forêts et réinstallés dans des implantations organisées à travers le pays dans le cadre d’un processus de consultation. Le Gouvernement affirme qu’en vivant dans des implantations organisées, les populations historiquement défavorisées ont un meilleur accès aux services essentiels et sont mieux à même de bénéficier des possibilités socioéconomiques et des programmes d’assistance.
72.Le Gouvernement fait observer que les populations historiquement défavorisées bénéficient de programmes publics très divers, comme le programme d’enseignement universel, le programme «Une vache par famille pauvre» ainsi que d’autres programmes prévus, entre autres, dans la Vision 2020 Umurenge et la Stratégie de réduction de la pauvreté, (voir CERD/C/RWA/13-17, par. 192). L’Experte indépendante s’est rendue dans plusieurs villages, notamment à Gahini dans la province de l’Est et à Muhanga dans la province du Sud, avec des membres de la Commission nationale des droits de la personne et de la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation. Les Batwas et leur famille semblaient bien intégrés dans l’ensemble de la communauté, étaient logés dans les mêmes conditions que les autres familles, disposaient de lopins de terre et menaient des activités telles que la poterie et des cultures à petite échelle.
73.Les membres des communautés batwas de ces villages ont déclaré qu’ils avaient reçu une aide publique pour construire des habitations à toit de tôle. Quelques familles avaient également bénéficié du programme «Une vache par famille pauvre». Elles étaient dans l’ensemble satisfaites des services fournis, notamment en matière d’éducation et de soins de santé. Mais ces exemples contrastent fortement avec la situation des communautés batwas que l’Experte indépendante a rencontrées avec des ONG.
VI.Protection du droit à une participation politique effective
74.Le Gouvernement indique que tous les Rwandais sont pleinement représentés dans les structures de gouvernement nationales et l’appareil judiciaire. L’article 9 de la Constitution dispose, en son paragraphe 4, qu’au moins 30 % des postes sont attribués aux femmes dans les instances de prise de décisions. En 2003, les femmes occupaient un peu plus que 48 % des sièges de député, et, lors des élections législatives de 2008, elles ont obtenu plus de 56 % des sièges. Mais comme on ne dispose pas de données ventilées par origine ethnique et que le débat sur la question est tabou, il est difficile d’évaluer l’importance de la diversité ethnique dans les instances de prise de décisions, surtout aux niveaux de responsabilité.
75.Les Batwas sont particulièrement mal représentés dans les structures politiques et les instances de prise de décisions. Huit sièges du Sénat sont réservés aux représentants des populations historiquement défavorisées, mais on ne sait pas très bien à qui ils sont censés revenir. Il n’y a aujourd’hui qu’un seul Batwa parmi les sénateurs, qui est nommé par le Président et non pas élu par la communauté batwa. La Chambre des députés ne compte aucun Batwa. L’Experte indépendante, qui a visité des communautés batwas pendant les élections locales, a été informée que les candidats batwas obtenaient rarement assez de voix car la population non batwa ne votait généralement pas pour eux. Les candidats doivent avoir suivi six ans d’études, ce qui disqualifie de fait de nombreux Batwas. Les représentants batwas revendiquent une douzaine d’élus locaux seulement, sur un total d’environ 3 500.
76.La Constitution prévoit un système décentralisé qui donne une autonomie aux administrations locales élues pour la planification et la mise en œuvre des programmes (CERD/C/RWA/13-17, par. 149). Si cette politique de décentralisation administrative permet aux localités de mieux répondre aux conditions locales, elle ne tient pas compte des besoins de certains groupes exclus, tels que les Batwas, qui sont mal représentés et participent insuffisamment à la vie politique, même locale.
77.Dans le rapport du Sénat paru en 2007, on peut lire ce qui suit, à propos des Batwas: «il est remarquable que les dirigeants ne vont pas vers eux pour connaître leurs problèmes … ne sont pas à l’écoute de leurs préoccupations … [et] ne s’occupent pas suffisamment de leurs problèmes». Il ressort clairement des consultations menées par l’Experte indépendante que les autorités locales continuent d’accorder une attention insuffisante aux questions concernant les Batwas.
78.L’Experte indépendante a été informée que certains partis politiques avaient été interdits et que des dirigeants de l’opposition avaient été arrêtés et incarcérés. D’après un rapport d’Amnesty International paru en 2010, «des groupes d’opposition ont été la cible d’intimidation et de harcèlement et les autorités les ont empêchés de faire les démarches nécessaires pour obtenir leur enregistrement à la veille du scrutin présidentiel de 2010, comme cela avait déjà été le cas lors de l’élection présidentielle de 2003 et des élections législatives de 2008. La loi de 2009 relative aux médias a imposé des restrictions abusives à la liberté de presse… Les restrictions imposées à la liberté d’expression et d’association auxquelles s’ajoutent les lois ambiguës réprimant l’«idéologie du génocide» et le «sectarisme» … ont pour conséquence de museler la dissidence au sein de la société».
79.Le Gouvernement précise que certains partis politiques se sont vu refuser légalement leur enregistrement au motif qu’ils enfreignaient l’interdiction constitutionnelle de partis politiques fondés sur la race, le groupe ethnique ou la tribu et ne reflétant pas l’unité de la population rwandaise. Il fait toutefois observer que la loi régissant les partis politiques est en cours de révision. Le projet de nouvelle loi prévoit que l’enregistrement des partis sera administré par une institution indépendante, le Conseil de gouvernance du Rwanda. Le Gouvernement a également informé l’Experte indépendante que d’autres réformes étaient envisagées en ce qui concerne la réglementation des médias et de l’accès à l’information.
80.Deux partis d’opposition, le PS-Imberakuri et le FDU-Inkingi, qui seraient soutenus par les Hutus, auraient fait l’objet de restrictions et leurs dirigeants respectifs, Bernard Ntaganda et Victoire Ingabire, ont été emprisonnés et n’ont pas pu se présenter aux élections de 2010. M. Ntaganda est accusé de divisionnisme et d’idéologie du génocide et Mme Ingabire de liens avec un groupe terroriste dans l’est de la République démocratique du Congo. De telles mesures peuvent laisser penser, ainsi que des sources internes et extérieures au Rwanda l’ont fait savoir à l’Experte indépendante, que les libertés politiques sont limitées et qu’il existe une élite politique fondée sur des critères ethniques qui s’oppose à toute véritable réforme démocratique.
VII.Conclusions et recommandations
81. Le Gouvernement rwandais mérite d ’ être complimenté pour nombre des initiatives et pratiques positives adoptées après le génocide pour promouvoir l ’ apaisement et des changements, le développement et la croissance. Le Rwanda est à présent un pays qui n ’ a rien à voir avec ce qu ’ il était en 1994 − un pays d ’ opportunités, de prospérité et de stabilité croissantes. Il importe de noter que le Gouvernement rwandais reconnaît aussi que de nombreux problèmes restent à régler, et notamment qu ’ il convient d ’ établir solidement et de maintenir des conditions propres à assurer la stabilité et une paix durable s sur la base de l ’ égalité pour tous.
82. Le génocide de 1994 a décimé la population rwandaise selon des critères ethniques. Des identités de groupe et des divisions, qu ’ elles fussent réelles, perçues ou socialement construites, existaient néanmoins et ont été tragiquement exacerbées par ces terribles événements. Dix-sept ans après le génocide, il est difficile pour un observateur extérieur d ’ apprécier dans toute son ampleur l ’ importance actuelle des différentes identités ethniques. Mais dix-sept années ne suffisent pas pour effacer des mémoires les traces d ’ une pareille tragédie.
83. Les efforts déployés par le Gouvernement pour créer l ’ unité autour d ’ une identité nationale rwandaise et réduire le rôle destructeur de l ’ ethnicité sont louables. Il est tout aussi important de garantir le droit des individus et des communautés à exprimer librement leur identité et leur culture ethniques. Ces deux principes ne sont pas incompatibles, mais la suppression officielle de l ’ identité est contradictoire avec le second principe. En effet, plutôt que de bannir les débats sur la question ethnique, le Gouvernement devrait peut-être, à certains moments cruciaux, montrer clairement que tous les individus sont égaux, quelle que soit leur origine ethnique, en incluant délibérément des membres de tous les groupes dans chaque instance de prise de décision s , comme il l ’ a fait pour reconnaître l ’ égalité des femmes.
84. Afin de réaliser les objectifs de cohésion sociale, d ’ unité et de réconciliation, les intérêts légitimes des groupes doivent être expressément pris en compte et leurs droits respectés. S ’ il y a eu − délibérément ou de facto − des inégalités fondées sur l ’ origine ethnique, des mesures correctives spéciales doivent être adoptées pour rétablir l ’ égalité dans l ’ exercice des droits. Un excellent moyen d ’ y parvenir est de collecter et de publier des données, ventilées par cri tères ethniques et socio religieux, sur tous le s aspects de la situation socio économique du pays et sur la participation politique.
85. La cohésion sociale, en particulier dans les États qui ont un passé de violence ethnique, est un objectif à long terme dont la réalisation passe avant tout par le dialogue, par des discussions franches et constructives et un débat non censuré permettant l ’ expression des griefs et la recherche transparente et collective de solutions. À cet égard, les dialogues nationaux sur des questions relatives à l ’ appartenance ethnique, l ’ identité nationale et la réconciliation qui ont été mis en place par l ’ Institut de recherche et de dialogue pour la paix en collaboration avec le Gouvernement, sont très louables. Ce processus public a utilement contribué à l ’ évaluation des progrès, à la définition des problèmes et au rétablissement de la confiance.
A.Mécanismes de réconciliation
86.Une partie importante du difficile processus d ’ apaisement réalisée à ce jour l ’ a été grâce au dialogue et à la volonté courageuse de se réunir − victimes et criminels − pour affronter le passé. Malgré des enjeux immenses et des insuffisances notables, le système des tribunaux gacaca a joué un rôle important en ouvrant une voie permettant aux communautés d ’ avancer. Ce n ’ est pas le lieu ici de présenter une analyse approfondie du système des tribunaux gacaca et de ses résultats.
87.L ’E xperte indépendante exhorte néanmoins le Gouvernement, qui est en train de clore le processus gacaca, à mettre en place une stratégie à long terme tenant compte du besoin persistant de mécanismes de réconciliation centrés sur la communauté. La réconciliation doit être considérée comme un processus permanent. Des auteurs présumés du génocide continuent de rentrer au Rwanda en provenance de pays voisins et de se réinstaller dans des communautés où ils ont commis des crimes. Ces retours rouvrent des blessures auxquelles il convient de remédier dans le cadre d ’ un processus communautaire. Des précautions doivent par ailleurs être prises pour assurer la sécurité des individus et de l ’ ensemble de la communauté.
88. La situation et les besoins des femmes qui ont été victimes de viols et d ’ autres actes de violence sexuelle et qui vivent parfois avec le VIH/sida doivent faire l ’ objet d ’ une attention hautement prioritaire, notamment pour leur permettre d ’ avoir accès aux médicaments vitaux.
B.Lois relatives à l’idéologie du génocide et au divisionnisme
89. Le texte actuel des lois rwandaises relatives à l ’ idéologie du génocide, au divisionnisme et au sectarisme est problématique et mal rédigé. De même, l ’ application de ces lois a largement outrepassé les limites à la liberté d ’ expression envisagées au paragraphe 2 de l ’ article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l ’ article 4 de la Convention internationale sur l ’ élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ces lois doivent être révisées d ’ urgence et des garanties devraient être appliquées afin d ’ empêcher qu ’ elles ne soient utilisées pour réduire au silence les dissidents ou restreindre les activités légitimes de l ’ opposition politique. Les limites à la liberté d ’ expression doivent être strictement nécessaires et proportionnées aux buts envisagés par la loi. La norme juridique d ’ intentionnalité doit en outre figurer clairement dans la législation. L ’E xperte indépendante est encouragée par l ’ intention manifestée par le Gouvernement de réviser ces lois pour tenir compte des critiques.
90. Bien que le Code pénal et d ’ autres textes de loi comportent des dispositions antidiscriminatoires importantes, le Rwanda devrait adopter une législation complète contre la discrimination prévoyant des mesures pour interdire la discrimination et établir des sanctions civiles effectives en cas d ’ actes discriminatoires commis par des acteurs tant publics que privés. La législation devrait prévoir des mécanismes d ’ application effectifs et transparents facilement accessibles à tous.
C.Participation politique
91. La participation effective et véritable de tous les groupes à la vie politique peut être un élément déterminant pour éviter les conflits violents. Ceci est particulièrement important dans les sociétés qui sortent d ’ un conflit ou d ’ un génocide, car cela montre que tous les groupes de la société, aussi bien ceux qui détenaient auparavant le pouvoir que ceux qui ont pu se trouver exclus des structures politiques, sont représentés et peuvent jouer pleinement leur rôle dans l ’ élaboration des décisions les concernant. Le sentiment selon lequel le pouvoir politique est dominé par les membres d ’ un seul groupe peut être facteur de tensions et d ’ instabilité.
92. Le Rwanda mérite d ’ être félicité pour avoir réussi à placer des femmes à des postes de responsabilité politique aux niveaux national et local. Il est tout aussi important que les individus qui s ’ identifient comme appartenant à tel ou tel groupe ethnique se sentent également bien représentés dans les administrations nationales et locales et aux postes de responsabilité de la fonction publique. Il importe de veiller à ce que l ’ appareil judiciaire et la fonction publique, y compris la police et l ’ armée, reflètent toute la diversité de la société rwandaise. L ’E xperte indépendante exhorte le Gouvernement à envisager d ’ appliquer les recommandations pertinentes de la deuxième session du Forum sur les questions relatives aux minorités consacrée au thème des minorités et de leur participation effective à la vie politique (A/HRC/13/25).
D.La situation des Batwas
93. Les Batwas font l ’ objet de discriminations dans la société rwandaise. Ils ont été contraints de quitter leurs terres forestières ancestrales sans leur consentement ni contrepartie, et privés de leurs moyens de subsistance traditionnels. Beaucoup vivent dans des conditions de précarité et de pauvreté extrêmes, en marge du reste de la société. Des dommages irréversibles ont été causés à leur mode de vie particulier, à leurs moyens de subsistance, et à leur culture et leurs pratiques traditionnelles du fait de leur déplacement.
94. Le Gouvernement devrait reconnaître les Batwas en tant que groupe de population distinct et s ’ employer énergiquement à élaborer et mettre en œuvre des programmes ciblés pour améliorer leur situation. Les Batwas devraient participer de façon effective à toutes les étapes de la formulation des politiques, de l ’ élaboration des programmes et de l ’ application des décisions les concernant.
95. Le Gouvernement devrait indemniser les communautés batwas déplacées et, après les avoir véritablement consultées, mettre en place des initiatives pour rétablir leurs liens avec leurs habitats et leurs pratiques culturelles ancestrales, reconnaître leurs droits sur les ressources forestières naturelles et élaborer des programmes qui prennent en compte et préservent leurs pratiques traditionnelles de subsistance sylvicoles.
96. Le Gouvernement mérite d ’ être complimenté pour les programmes qu ’ il a mis en place à ce jour au bénéfice de ceux qui sont considérés comme les plus pauvres dans chaque communauté, tels que le programme «Une vache par famille pauvre», les emplois aidés pour les chômeurs et les subventions au titre du logement, de l ’ assurance médicale et des dépenses d ’ éducation, ainsi que les initiatives définies dans la Stratégie nationale de protection sociale de 2011.
97. Mais nombre de communautés batwas ne bénéficient pas pleinement des initiatives gouvernementales et, dans certains cas, pâtissent de la manière dont certaines initiatives sont mises en œuvre localement. Bien que n ’ étant pas discriminatoires en soi, certains programmes et politiques ont parfois des répercussions négatives disproportionnées sur les Batwas du fait de la situation défavorisée de ces derniers. De même, en raison de leur marginalisation et de l ’ absence relative de contacts qu ’ ils ont avec le reste de la société, les Batwas ne profitent pas des mesures positives adoptées.
98. Les familles batwas devraient recevoir assez de terres pour pouvoir pratiquer l ’ agriculture ou l ’ élevage et se voir dispenser la formation nécessaire. Des programmes ciblés de lutte contre la pauvreté devraient être mis au point, prévoyant une formation professionnelle spécifique pour répondre à leurs besoins particuliers en tant que groupe de population de chasseurs-cueilleurs en transition, ainsi qu ’ une aide pour trouver un emploi.
99. Il est indispensable d ’ adopter des programmes spécifiques pour encourager et favoriser la scolarisation des enfants batwas dans l ’ enseignement primaire et secondaire. Une approche globale doit être adoptée pour remédier aux préjugés dont font l ’ objet les enfants batwas à l ’ école. L ’E xperte indépendante appelle l ’ attention du Gouvernement sur les recommandations de la première session du Forum sur les questions relatives aux minorités, consacrée à l ’ égalité d ’ accès à une éducation de qualité, et l ’ encourage à mettre en œuvre les recommandations du Forum qui s ’ appliquent à la situation des Batwas.
100.Le programme gouvernemental de démolition de toutes les habitations nyakatsi devrait être revu d ’ urgence pour s ’ assurer qu ’ il n ’ a pas eu de répercussions négatives sur les individus, familles ou communautés vulnérables. Les autorités locales devraient intervenir uniquement selon des règles strictes en veillant à ce que personne ne reste sans abri du fait de leur intervention.
101. Les femmes et les enfants batwas étant particulièrement exposés à la discrimination, à l ’ exclusion sociale et à la pauvreté, leur situation mérite de faire l ’ objet d ’ une attention spéciale: ils doivent notamment recevoir des soins de santé maternelle et infantile adéquats, accéder à l ’ éducation, bénéficier d ’ un logement décent, de la sécurité alimentaire et d ’ un accès à l ’ eau et à l ’ assainissement, et être protégés contre la violence, en particulier la violence sexuelle et l ’ exploitation. Le Gouvernement devrait entreprendre des recherches et élaborer des programmes d ’ action spécifiques et ciblés pour répondre à ces besoins.
102. Le Gouvernement devrait reconnaître les préjugés et la discrimination dont les Batwas font l ’ objet dans la société rwandaise et étudier la manière dont ces préjugés peuvent compromettre l ’ efficacité des programmes destinés à remédier aux mauvaises conditions de vie des Batwas. Les programmes entrepris devraient être revus compte tenu d ’ une telle analyse, dans un souci d ’ efficacité. Le Gouvernement devrait en outre lancer une campagne nationale d ’ éducation publique pour lutter contre la stigmatisation des Batwas, en concertation et en coopération avec les Batwas eux-mêmes.
103. Les informations détaillées concernant la situation générale des Batwas, leur nombre, la localisation des différentes communautés et leurs conditions socioéconomiques sont insuffisantes. Pour bien comprendre leurs problèmes et y remédier correctement, le Gouvernement doit entreprendre de nouvelles recherches de nature à la fois quantitative et qualitative. Le projet visant à présenter dans des tableaux des données ventilées par origine ethnique (prévu dans la Stratégie nationale de protection sociale) devrait être mis en œuvre d ’ urgence et ses résultats être largement accessibles.
104. Le Gouvernement devrait prendre des mesures pour donner suite aux recommandations figurant dans le rapport du Sénat sur les conditions de vie de certains Rwanda i s défavorisés à travers l ’ histoire ainsi que dans d ’ autres rapports pertinents établis par l ’ administration et par la société civile.